J’ai profité du précédent confinement pour appeler Richard Marshall, cornet principal du prestigieux Black Dyke Brass Band et l’un des meilleurs cornettistes de sa génération.
L’objet de notre discussion était la performance.
Natacha : Qu’est-ce que « la performance » signifie pour vous ?
Richard : Pour moi, la performance, c’est une façon d’exprimer tout le temps consacré à ma pratique instrumentale. Depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours été très dévoué à mon instrument, le cornet. Le but de la performance pour moi consiste à montrer au public ce que je fais, ce sur quoi je travaille dur depuis tant d’années. Et c’est précisément un élément que je transmets à mes étudiants : être conscient de la raison de tout leur travail acharné.
Je crois que chaque musicien devrait s’efforcer de jouer de son instrument à un niveau élevé et exiger le haut niveau lors de chaque séance de répétition – sinon s’entraîner sans une telle ambition conduira à un niveau de jeu stagnant.
Je pense que tout musicien de haut niveau mettra toujours cet effort supplémentaire qui améliorera grandement sa performance personnelle, et de ce fait, sa performance scénique.
La performance en elle-même se travaille, c’est important de « placer la barre très haut » et d’être exigeant dans son travail personnel. La pratique est un moyen qui nous permet de devenir performant.
De plus, je crois qu’il est primordial de se concentrer sur l’aspect mental de notre performance durant la pratique, plutôt que sur le côté physique.
Natacha : Que voulez-vous dire par « placer la barre très haut » ?
Richard : Je fais référence au moment qui précède une performance : pour une audition, un concours, un concert… Plus précisément, mon approche pour avoir ce genre d’état d’esprit consiste à me préparer mentalement durant des semaines voire des mois avant les concerts ou les compétitions avec le Brass Band. Mon objectif est de me préparer suffisamment pour que la prestation se déroule comme je l’ai prévue. Ce processus me procure un sentiment de contrôle tout en améliorant mon niveau général de performance.
Il y a une différence notable entre le moment où vous vous entraînez chez vous et le moment où vous vous tenez devant un groupe, un orchestre, et que vous devez jouer. Lorsque vous jouez devant un public, il faut au maximum éloigner l’inquiétude de « savoir ce qu’ils vont en penser ». Inquiétez-vous d’avantage à être 100% engagés dans ce que vous faîtes.
Je me fie souvent à ce que ma mère disait : « Tu dois toujours faire de ton mieux, tout en gardant à l’esprit que tu ne peux faire uniquement ce dont tu es capable. Tu ne peux pas t’attendre à quelque chose de plus, tu ne peux pas être Superman tous les soirs. »
Plus généralement, j’aime mon travail, ainsi que la façon dont je le vis et le pratique. J’aime aussi enseigner ce que je sais. Et je m’efforce de maintenir ce niveau de haute performance dans tous les autres aspects de ma vie.
Natacha : Quel(s) processus suivez-vous pour être efficace et performant ?
Richard : J’aime avoir des pensées positives lorsque je joue. Je crois que les pensées négatives ont le pouvoir d’entraver les performances et donc de provoquer des résultats négatifs. Au lieu de cela, j’essaie de me concentrer sur les choses qui me rendent heureux.
Il m’arrive souvent d’écrire les initiales de mes deux filles sur mes partitions musicales, Bella et Esme (B&E). Grâce à elles, j’arrive à entrer sur scène avec le sourire. C’est important pour moi de le noter pour m’y faire penser et ne pas laisser place aux pensées inadaptées. Lorsque tu ouvres une partition et que la première chose que tu vois te fait sourire, c’est une sensation très agréable. Ça m’aide à être détendu.
Je crois fermement au vieux dicton de Benjamin Franklin: «En vous préparant mal, vous vous préparez à échouer». Comme j’ai pu te le dire lorsque tu es venue à Manchester, si tu ne te prépares pas correctement, ne t’attends pas à une bonne prestation. Pour être performant, il faut se préparer aux éventuelles complexités et aux erreurs potentielles.
Par exemple, avant des compétitions ou des événements majeurs avec Black Dyke, je porte l’uniforme du Brass dès que je travaille mon cornet. J’aime avoir cette même sensation et qu’il y ait le moins de différence possible entre mon entraînement et ma prestation scénique. J’ai porté cet uniforme des centaines de fois. Je ressens tellement de fierté à le porter !
A mon sens, c’est important d’être au maximum dans un environnement qui est le tien, d’être dans le cadre le plus « naturel » possible lorsque tu montes sur scène.
En résumé, la réponse la plus honnête que je puisse te donner est que je suis toujours préparé à faire ce que j’ai à faire, afin d’être en mesure de faire de mon mieux.
Mais ouvrir une partition et commencer à s’inquiéter d’un passage en particulier, c’est normal! Nous l’avons tous fait Natacha !
Natacha : Vous avez évoqué Black Dyke, y a-t-il des anecdotes que vous aimeriez partager à propos de votre préparation avec le brass ?
Richard : Black Dyke est un brass band dirigé par Nicholas Childs, qui a toujours veillé à ce que nous n’allions jamais à un concert, à une compétition ou à une performance sans être préparés à 100%. Cela fait maintenant 15 ans que je suis cornet principal de Black Dyke et nous ne sommes jamais arrivés sur scène en étant mal préparés ou en pensant que les choses pourraient se passer de manière imprévue.
Lorsque tu es venue à Manchester, je me souviens que tu avais rencontrée tous les musiciens du brass. Souviens-toi de la préparation que nous avions avant de monter sur scène. Nous étions déjà prêts avant même de commencer à jouer. Concentrés et focus sur ce que nous avions à faire. Et heureusement, c’est toujours le cas : Nick exige systématiquement que la performance du groupe «derrière la scène» soit satisfaisante, que le son soit bon dès que nous commençons à jouer.
Si tu regardes la partition de Nick Childs, tu t’apercevras qu’il y a des annotations partout. Toutes les informations essentielles, tout est prêt pour le moment où nous jouons sur scène.
Avant une compétition, Nick prend la notion de performance très au sérieux et à ce titre, est très attentif aux besoins des musiciens. Alors la semaine d’avant, il nous fera probablement moins jouer. Tout simplement parce qu’il a joué de l’euphonium à très haut niveau et qu’il sait de quoi il parle et de quoi il est question (en me montrant ses lèvres).
Nick nous mène vers le haut niveau tout en sachant que nous pouvons être fatigués en fin de répétition. Il comprend les musiciens et souhaite le mieux pour eux. Il sait que nous devons avoir un minimum de fraîcheur pour pouvoir être performant.
Lorsque tu es frais, tu n’as pas besoin de réfléchir, tu es prêt à être performant. C’est lié avec le fait de ne pas nourrir ta négativité, ne pas pratiquer ce qui n’est pas bon pour toi.
Natacha : A votre avis, quelle influence un chef peut avoir sur un Brass Band ?
Richard : Je pense que le chef a une énorme influence. Il y a beaucoup de respect mutuel entre les musiciens et le chef. Je crois qu’il est important pour un musicien de se dire que s’il joue bien, cela rendra son chef heureux d’une certaine manière. Donc tu joues aussi pour le chef.
Il y a quelque chose que je trouve drôle durant une compétition, lorsque la nervosité surgit. Nous nous parlons tous habituellement, et là, plus personne ne communique. Mais pourquoi ? Pourquoi ne pas rester naturel et continuer de se parler ?
J’ai pour habitude de parler avec ma soeur qui, elle aussi, est cornet principal au sein d’un Brass Band. Je ne peux pas te dire de quoi nous parlons précisément, puisque la seule chose qui nous importe est de discuter pour évacuer la peur.
Lorsque Nick sent qu’un des musiciens ressent de la nervosité, il en parle pendant les répétitions. Tout le monde ressent de la nervosité, c’est un processus normal et naturel. Nick nous dit alors : »Détendez-vous et parlez-vous ! ». Et la chose la plus importante est qu’il a confiance en nous et que nous avons confiance en lui.
Natacha : De quelle manière considérez-vous la communication comme essentielle ?
Richard : Black Dyke est un brass très occupé. Du moins jusqu’à l’arrivée de cette pandémie ! Nous répétons 2 fois par semaine et nous avons des concerts quasiment chaque week-end. Nick est conscient des conditions requises pour que les musiciens soient à leur meilleur niveau. Il sait ce qu’on fait de mieux et ce qu’on fait de moins bien.
Lorsqu’il choisit une pièce au choix pour un concours, et qu’il s’aperçoit d’une difficulté pour un des musiciens, il en parle avec lui pour trouver une alternative. Il fait en sorte d’éloigner toute forme de stress pour les musiciens. Ce n’est cependant pas un processus qu’il suit à chaque fois, mais il fait en sorte d’être à l’écoute de nos besoins et de faire diminuer l’appréhension avant un concours. Et je pense que c’est une façon optimale de faire face à un tel stress.
Nick passe également beaucoup de temps à parler aux musiciens, ce qui, je crois aussi, est une grande source de soutien pour nous. Il nous met en confiance, et cette confiance peut se lire sur nos visages.
Il m’arrive souvent d’aller travailler aux côtés de Brass Band ou de professeurs ; et la chose que je dis à chaque fois, c’est qu’il est essentiel de travailler les aspects de notre performance avec lesquels nous ne sommes pas encore tout à fait à l’aise.
Nous ne sommes pas des robots, nous ne pouvons pas fonctionner parfaitement tout le temps et tout le monde a ses problématiques. Personnellement, je suis bien conscient de mes forces et de mes faiblesses, et j’ai beaucoup travaillé sur ces dernières. Donc mentalement, je me sens plus fort.
Natacha : Quelle est votre propre expérience du stress ?
Richard : D’un point de vue personnel, je me suis déjà retrouvé dans des situations que je ne voudrais plus jamais vivre. Je ne vais pas tout te raconter devant la caméra ! (en riant).
Ce serait un mensonge de dire que je n’ai jamais traversé de moments sombres. C’était il y a 13 ou 14 ans, mais je n’ai jamais vécu une expérience similaire depuis. Je me sens maintenant beaucoup plus fort.
Je n’étais pas dans un très bon jour, j’étais submergé par le stress et les choses ne se sont pas bien passées. Je suis arrivé sur scène et je ne me souviens que d’une chose : je me parlais à moi-même et me disais que je ne jouerai plus jamais de cornet.
Puis deux événements se sont produits au cours de cette même journée : 5 ou 6 heures après cette représentation, j’ai dû monter sur cette même scène et j’avais un solo à jouer pendant le concert. Et devine quoi ? Je n’ai jamais été aussi performant durant un solo. La deuxième chose qui s’est produite ce jour-là était… une bière qui m’attendait quand je suis sorti de scène! (En riant).
Dans l’ensemble, j’ai traversé des moments difficiles et la seule façon pour moi de surmonter ces défis était de partager mes expériences avec les gens autour de moi. Lorsque nous faisons face au stress, à l’anxiété, nous avons généralement tendance à le garder pour nous. Et tu portes ça, tu sais, comme un poids très lourd que tu as sur les épaules.
Natacha : Merci pour ce partage Richard ! Pour finir, parlez-moi de l’expérience dont vous êtes le plus fier !
Richard : Jouer le concerto d’Edward Gregson à Lille. J’étais assez fier de cette performance. Surtout qu’être en concours le matin et devoir jouer cette pièce l’après-midi n’est pas la chose la plus reposante que je connaisse ! (En riant – Le concerto d’Edward Gregson est une pièce redoutable pour les cornettistes) Mais j’ai adoré, c’était vraiment bien.
En fait Natacha, j’ai vécu beaucoup d’autres expériences formidables : gagner ma première grande compétition lorsque j’ai rejoint Black Dyke.
J’ai également joué avec de nombreux grands chefs d’orchestre, qui avaient tous des approches différentes. Je vais à chaque concert, répétition et compétition avec un état d’esprit similaire : je m’efforce toujours de jouer à un haut niveau, et je veux toujours bien jouer – quel que soit l’événement auquel je me prépare.
Il y a eu des moments dans ma vie où c’était très difficile pour moi de m’arrêter de jouer. J’ai toujours joué une heure par jour depuis l’âge de 9 ans.
Dès que je ne m’entraînais pas je me sentais mal et je sentais que je devais aller jouer.
Grâce à cette expérience j’ai appris une belle leçon : le plus important est ce que nous pratiquons et comment. La durée n’a pas d’importance. Je m’enferme 2 à 3 fois par jour, pendant 20 à 30 minutes pour m’entraîner.
La façon dont je réalise généralement que j’ai suffisamment pratiqué, c’est quand ma fille entre et me dit : «Papa, peux-tu arrêter de jouer s’il te plaît ? Ton son n’est pas très joli ».
Je suis fier de moi quand je me sens bien dans mon jeu. J’ai simplement besoin de respirer, de jouer de la musique et de me sentir bien. Et si c’est bien, je suis content.
Si je sens avoir besoin de pratique, je me mets au travail et fais en sorte que tout se passe bien.
Je prends cette régularité de jeu très au sérieux, elle fait partie intégrante de ma préparation.
Merci Richard, c’était vraiment gentil à vous de prendre le temps de répondre à toutes mes questions. J’espère vous voir et vous entendre bientôt !